Un sucre au deutérium pour étudier l’amarrage des bactéries sur nos cellules
Les bactéries pathogènes s’arriment aux cellules qu’elles attaquent grâce aux sucres présents sur leur membrane. Un mécanisme crucial à étudier, car il aiderait à soigner ces infections sans renforcer la résistance des bactéries. Pour cela, des chercheurs du CERMAV (CNRS), de l’Institut Laue-Langevin (ILL) et du CEITEC (Université Masaryk, République Tchèque) ont modifié un sucre pour qu’il réponde à la cristallographie aux neutrons, une technique qui dévoile comment les bactéries s’accrochent aux sucres. Ces travaux, publiés dans la revue Structure, pourraient s’étendre à des sucres plus complexes pour mieux comprendre différents phénomènes biologiques et proposer de nouvelles stratégies anti-infectieuses.
Les membranes de toutes les cellules sont recouvertes de différentes molécules de la famille des sucres. Les bactéries pathogènes s’en servent pour s’arrimer à leurs cibles avant de les infecter, grâce à des protéines appelées lectines. Ce mécanisme intéresse beaucoup les chercheurs car empêcher les bactéries de s’accrocher aux membranes permet de les combattre sans développer leur résistance, contrairement aux traitements antibiotiques qui les tuent, favorisant ainsi la prolifération des microbes qui parviennent à survivre. Un enjeu énorme puisque la résistance aux antibiotiques est une des plus graves menaces pour la santé mondiale. Afin d’utiliser ces interactions avec les sucres des cellules, il faut déjà pouvoir les observer en détail. Des chercheurs du Centre de recherches sur les macromolécules végétales (CERMAV, CNRS), de l’Institut Laue-Langevin (ILL) et du Central European Institute of Technology (CEITEC, Université Masaryk) ont pour la première fois modifié un sucre par voie biotechnologique afin qu’il puisse être étudié par cristallographie aux neutrons, la meilleure méthode pour explorer les liaisons hydrogène et les autres contacts qui se créent entre les sucres de la membrane cellulaire et la lectine des bactéries pathogènes.
La cristallographie s’effectue d’habitude avec des rayons X, mais ceux-ci ne voient pas les atomes d’hydrogène et leurs liaisons à cause de leur faible nombre d’électrons. La cristallographie aux neutrons y parvient, mais seulement si l’hydrogène est sous la forme de son isotope possédant un neutron : le deutérium. La cristallographie aux neutrons présente également l’avantage de fonctionner à température ambiante et de ne pas détruire l’échantillon au cours de la mesure. Pour obtenir un sucre où tous les atomes d’hydrogène sont remplacés par du deutérium, les chercheurs ont modifié et acclimaté des bactéries pour qu’elles produisent ces molécules dans un milieu très riche en deutérium. Cette véritable usine cellulaire a donné un sucre deutérié, le fucose, qui a été cristallisé avec une lectine également deutériée. Les interactions entre ces deux molécules ont alors enfin pu être examinées en détail sur le diffractomètre de neutron LADI-III à l’ILL. Il s’agit ici d’une lectine de Photorhabdus luminescens, une bactérie étudiée pour sa capacité à s’attaquer aux insectes ravageurs, mais qui peut également infecter les humains. Les chercheurs travaillent à présent sur d’autres bactéries pathogènes pour l’homme, qui s’accrochent au fucose présent dans nos poumons, et essayent également d’appliquer leurs travaux à d’autres sucres, plus complexes, comme les oligosaccharides qui déterminent le groupe sanguin des individus. Ces études aideront à la conception de glycomimétiques, des petites molécules anti-infectieuses qui bloqueront le site des lectines de nombreux agents pathogènes.
Référence
Visualisation of hydrogen atoms in a perdeuterated lectin-fucose complex reveals key details of protein-carbohydrate interactions Lukas Gajdos, Matthew P. Blakeley, Atul Kumar, Michaela Wimmerová, Michael Haertlein, V. Trevor Forsyth, Anne Imberty and Juliette M. Devos Structure, mars 2021