Un dialogue entre chimie et sciences humaines et sociales pour faire face aux enjeux environnementaux

Développement durable Résultats scientifiques

Et si la recherche devait se penser autrement face aux défis écologiques et énergétiques de notre ère ? Dans un article paru dans la revue Chemical Science, un collectif de scientifiques explore à travers quelques exemples concrets une pratique interdisciplinaire de recherche en rupture avec l’existant. Chimistes, historiens, sociologues, économistes… retroussent ensemble leurs manches pour dégager les solutions susceptibles de pleinement répondre aux enjeux actuels.

Face à la crise écologique et ses multiples facettes, la recherche scientifique se mobilise à tous les niveaux. Cadrée par des orientations stratégiques aux niveaux national, européen et mondial, cette recherche met l’accent sur l’innovation technologique, secteur par secteur : mobilité électrique, agriculture durable, biocarburants, décarbonation, etc. Mais il est à présent clair que ces innovations doivent se penser de manière holistique pour apporter des solutions réellement viables pour la société comme pour la planète.

Dans ce contexte, des scientifiques du CNRS et de plusieurs universités*, chimistes, sociologues, historiens, économistes… ont récemment exploré une approche inédite et résolument interdisciplinaire de recherche. Ils ont pour cela choisi de se concentrer sur cinq entités chimiques particulièrement impliquées dans les scénarios de transition énergétique : le dioxyde de carbone, l’hydrogène, le méthane, l’ammoniac et les matières plastiques. Par un examen fin des données disponibles, ils ont évalué de façon détaillée les orientations stratégiques de la recherche proposées par plusieurs grands acteurs publics et privés** au regard de leurs conséquences à la fois écologiques (pour le système Terre dans sa globalité) et sociétales (en s’inspirant des enseignements de l’économie, de la philosophie, de l’histoire, ou encore des sciences de la culture). Il en ressort parfois de vraies tensions, voire contradictions irréductibles, pour certaines orientations de recherche. Sous le regard d’une analyse croisée multidisciplinaire, des options technologiquement souhaitables d’un point de vue disciplinaire s’avèrent dommageables écologiquement, socialement ou économiquement. Les scientifiques montrent que seul un dialogue profond entre disciplines est susceptible de révéler ces tensions et donc de conduire à une recherche mieux informée, davantage à la hauteur des enjeux actuels.

Convoquer l’histoire permet par exemple de prendre pleinement en compte les interactions entre molécules, et plus largement entre systèmes techniques. Mobiliser la théorie des jeux et l’économie publique fournit des éclairages sur les risques associés à un trop fort optimisme quant à la capacité de certaines recherches à être financées et diffusées largement à l’échelle nationale ou internationale. Faire appel aux sciences de la culture permet de mieux prendre conscience des implications Nord-Sud de certaines innovations, en faisant place à une vision du monde et du progrès, technologique et humain, différente de celle propre aux sociétés du Nord global. S’intéresser largement aux sciences de la société permet également de soulever les potentiels conflits d’usage et de pouvoir autour de l’accès et du contrôle de matériaux critiques nécessaires à la fabrication de certaines entités chimiques ou systèmes énergétiques.

A travers ces exemples, détaillés dans la revue Chemical Science, les scientifiques illustrent les fertilisations croisées qui peuvent advenir à travers un dialogue interdisciplinaire radical. L’organisation actuelle de la science et de la recherche, encore très tributaire des partages disciplinaires et sous-disciplinaires, conduit de fait à masquer certaines interactions cruciales entre dynamiques physico-chimiques et enjeux sociétaux. Ne pas établir ces liens entre les disciplines revient, pour la recherche, à abdiquer sa capacité à façonner des solutions soutenables pour l’avenir. Cette étude est une invitation particulièrement bien documentée à exploiter pleinement la richesse des synergies disciplinaires pour bâtir une science différente de l’existante, mieux capable d’offrir des solutions à la crise écologique et énergétique.

 

*L’ensemble des auteur.e.s  est joignable à l'adresse transdisciplinarychem@protonmail.com

**Agence internationale de l’énergie, Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat, Shell, Sunergy, Dechema

Rédacteur : AVR

Référence

An anthropocene-framed transdisciplinary dialog at the chemistry-energy nexus

Mathieu S. Prévot, Valeria Finelli, Xavier Carrier, Gabriele Deplano, Margherita Cavallo, Elsje Alessandra Quadrelli, Juliette Michel, Marie-Hélène Pietraru, Clément Camp, Giulia Forghieri, Anna Gagliardi, Sebastian Seidel, Antoine Missemer, Bertrand Reuillard, Barbara Centrella, Silvia Bordiga, María Grace Salamanca González, Vincent Artero, Keanu V. A. Birkelbach, and Niklas von Wolff

Chem. Sci., 2024,15, 9054-9086

https://doi.org/10.1039/D4SC00099D

Contact

Elsje Alessandra Quadrelli
Chercheuse à l’Institut de recherches sur la catalyse et l’environnement de Lyon (IRCELYON, CNRS/Université de Lyon 1)
Antoine Missemer
Chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (CNRS/AGROPARISTECH/CIRAD/ECOLE DES PONTS PARISTECH)
Communication CNRS Chimie