Trois questions à Jean-Claude Guillemin sur la chimie du vide interstellaire
Le vide interstellaire, soit l’espace entre les étoiles, n’est pas vraiment vide. On y retrouve de nombreuses molécules, dont certaines ont pu jouer un rôle dans l’apparition de la vie sur Terre. Jean-Claude Guillemin, directeur de recherche CNRS à l’institut des sciences chimiques de Rennes (ISCR, CNRS/ENSCR/INSA Rennes/Université Rennes 1), aborde le sujet dans un chapitre de l’ouvrage Étonnante Chimie[1] et le développe avec nous.
Pourquoi et avec quels moyens les chimistes mènent-ils des recherches sur le vide interstellaire ?
Nous utilisons des méthodes de spectroscopie pour identifier les molécules présentes dans les nuages de gaz et de poussières du milieu interstellaire, et ainsi comprendre comment fonctionne leur chimie. Certaines réactions sont bien comprises, mais d’autres non et on ne sait pas toujours comment certaines molécules, même abondantes, se sont formées. Dans le milieu interstellaire, la chimie s’opère à des températures extrêmement basses et sur un temps pouvant se compter en millions d’années. Depuis la découverte du méthylidyne (CH) en 1937, plus de 260 composés ont été mis en évidence. Nous pensons cependant qu’il en existe des milliers d’autres, dont certains forment les premières briques essentielles à l’apparition de la vie.
Quel rôle jouez-vous dans ces travaux ?
Je synthétise des molécules qui sont étudiées par spectroscopie, puis les astrophysiciens cherchent ces mêmes composés dans les nuages interstellaires. Certaines molécules sont assez banales, comme le CO2 ou le chlorure de sodium, mais d’autres sont plus rares et, dans tous les cas, elles doivent absolument être obtenues sous forme gazeuse pour que les instruments les détectent plus facilement.
Les composés que je synthétise sont choisis en concertation avec des astrochimistes et des spectroscopistes, en fonction de ce qu’ils espèrent trouver dans telle partie de tel nuage qu’ils observent. Mais des astrophysiciens peuvent passer des années à chercher en vain une molécule, qui apparaîtra ailleurs, et bien plus tard, dans d’autres travaux.
Pour mieux comprendre la grande question de l’apparition de la vie, quelles sont les problématiques qui doivent d’abord être résolues ?
Les bases de la vie sont déjà présentes dans le milieu interstellaire, mais revenons sur l’idée que tout serait tombé du ciel. On ne sait en effet pas comment ces briques du vivant auraient pu parvenir sur Terre en quantité suffisante. L’eau et le méthane peuvent supporter d’arriver par bombardement météoritique et tenir dans les conditions extrêmes de la planète primitive, mais ce n’est pas le cas pour les molécules plus sophistiquées qui seraient rapidement décomposées. La formation d’une atmosphère riche en oxygène a ensuite aggravé le phénomène : les météorites récentes sont brûlées au point de ne plus contenir que peu de matière organique. Les micrométéorites échappent cependant à cette combustion.
Il nous faut aussi aborder le concept de chiralité. Les molécules chirales existent sous deux formes appelées énantiomères. Les énantiomères sont composés des mêmes atomes et suivent une structure quasiment identique, à l’exception d’une petite partie qui change de côté. Deux énantiomères sont ainsi comme nos mains : deux images miroirs qui semblent identiques, mais si on pose l’une sur le dessus de l’autre, les pouces se retrouvent chacun de leur côté.
Dans la plupart des réactions chimiques donnant des produits chiraux, on obtient à peu près autant d’un énantiomère que de l’autre. Ce n’est cependant pas ce que l’on constate dans le monde du vivant. Ainsi, les acides aminés sont tous des énantiomères gauches, tandis que les sucres de l’ADN sont des énantiomères droits. Certains chercheurs pensent que la vie est apparue sans cette chiralité, qui se serait alors développée plus tard lors de l’évolution, mais ce n’est pas mon cas, mais nous ne savons toujours pas comment ces déséquilibres sont apparus. Certaines météorites anciennes portent quoiqu’il en soit la trace d’un déséquilibre déjà présent dans le milieu interstellaire.
[1] Ce chapitre, « de l’astrochimie à l’exobiologie : un fil directeur vers la vie », a été rédigé avec Yves Ellinger du Laboratoire de chimie théorique (LCT, CNRS/Sorbonne Université).