Odile Eisenstein : voyage au centre de la réaction chimique

Directrice de recherche CNRS émérite à l'Institut Charles Gerhardt de Montpellier, Odile Eisenstein est une pionnière de la chimie computationnelle. Son tour de force ? Avoir rendu sa discipline indispensable aux chimistes « expérimentaux » ! Par le calcul, cette théoricienne explique les réactions chimiques observées au laboratoire mais non comprises, jusqu’à prédire certains scénarios de réaction et ouvrir la voie à de nouvelles expériences. Toujours à la recherche de nouveaux défis, elle vient de lever le voile sur la mythique réaction de Grignard(1) : un mystère vieux de 120 ans !

Une grande chercheuse d’une grande humilité
Une pluie de distinctions, parmi les plus prestigieuses : médaille d’argent du CNRS, prix Langevin de l’Académie des Sciences, prix Le Bel de la Société Chimique de France…  L’américain Roald Hoffmann (qui obtint le Prix Nobel de Chimie en 1981 !) la décrit comme étant «  tout simplement la meilleure dans sa spécialité ». Sans conteste, Odile Eisenstein est une « grande chercheuse ». Un prestige qui rompt avec sa personnalité, toute en simplicité. Un trait de caractère qu’Odile Eisenstein puise peut-être dans son enfance modeste. Elevée seule par sa mère, originaire de la communauté juive de Vilnius, elle grandit dans le 15e arrondissement de Paris. Son passe-temps ? Elle lit. Tout le temps. « Une obsession » précise-t-elle. Rêveuse, elle explore. Elle découvre le monde. Avec Jules Verne. Le voyage de sa vie ? Il ne sera ni dans la littérature ni dans les arts mais dans la chimie. La voie des sciences est le choix « le plus raisonnable » justifie-t-elle.

L’épisode « mai 68 »
Le chemin a priori le plus sage ne se révèle pas pour autant le moins animé ! En mai 1968, c’est la révolution. Odile Eisenstein est en classe préparatoire, en plein concours. Dans le chaos, elle parvient à traverser la capitale paralysée par les grèves grâce… aux bons d’essence d’un employé de l’UNESCO qui la conduit en voiture, à 5h du matin, de son logement de l’Est de Paris jusqu’au centre d’examen au cœur du Quartier Latin. Le soir, Odile Eisenstein attend que les nuages lacrymogènes s’évanouissent avant de prendre le chemin du retour…

Lever les mystères avec la chimie computationnelle
A la rentrée suivante, elle rejoint la faculté d’Orsay qui est la première à rouvrir. « La chance de ma vie » confie-t-elle. « Les professeurs étaient les meilleurs que l’on puisse avoir ». D’élève moyenne, elle passe en top de promotion. Elle participe, fascinée, aux échanges de haut vol entre son directeur de thèse Nguyen Trong Anh et ses pairs qui décortiquent les mécanismes de la réaction chimique, calculent la position et les niveaux d’énergie des électrons, dissèquent les structures tridimensionnelles des réactifs... « Les calculs étaient très simples, à l’époque mais les méthodes étaient prometteuses, adaptées aux questions » précise Odile Eisenstein. Son doctorat en chimie computationnelle oriente toute sa carrière. Au fil des ans, les calculs sont de plus en plus précis, mais la philosophie de recherche reste la même. En symbiose avec les chimistes expérimentaux, elle démêle les puzzles chimiques. Elle décrypte. Explique. Elle développe une rare capacité de compréhension et de prédiction des mécanismes réactionnels. Son interprétation fine des résultats des calculs permet de suggérer de nouvelles expériences. Elle pousse l’innovation.

Déchiffrer la réaction de Grignard : le rêve d’une vie !
Directrice de recherche émérite
à l'Institut Charles Gerhardt de Montpellier (CNRS/Univ.Montpellier/ENSCM), Odile Eisenstein étonne toujours ! En collaboration avec Michele Cascella, collègue de l’Université d’Oslo(3), elle s’attaque à un mythe : la réaction de Grignard. Découverte en 1900, universellement connue et enseignée dans tous les cours de chimie organique, cette réaction restait pourtant mal expliquée à l’échelle moléculaire. « Les méthodes expérimentales ne permettaient pas de déterminer la structure tridimensionnelle du réactif de Grignard mais seulement de savoir qu’il passe continuellement d’une forme à une autreC’est un peu comme si on essayait de photographier une volée d’oiseaux avec une vitesse d’obturation trop lente » explique Odile Eisenstein. « La photo montrerait un désordre flou de plumes et de formes ressemblant à des oiseaux, mais vous ne pourriez pas déterminer combien d’oiseaux volent, comment ils volent ou même de quelle espèce il s’agit. C’est là que les méthodes de calcul ont un avantage ». L’équipe franco-norvégienne est effectivement parfaite pour percer le mystère vieux de 100 ans : l’expertise en modélisation dynamique moléculaire ab initio(4) de Michele Cascella combinée à la capacité d’interprétation d’Odile Eisenstein permet de comprendre le rôle prédominant du solvant dans le mécanisme réactionnel. Les calculs révèlent que la réaction de Grignard est en réalité un ensemble de réactions simultanées provenant de dérivés organomagnésiens en équilibre rapide. Une découverte qui en annonce d’autres : la connaissance fine de ces processus moléculaires permettra très certainement d’optimiser cette réaction capitale dans la synthèse de composés organiques. En perçant ce mystère, Odile Eisenstein avoue avoir réalisé un rêve de 40 ans… Mais chut, elle rêve encore !

Cécile Dupuch-Sicaud

(1) R. M. Peltzer, J. Gauss, O. Eisenstein, M. Cascella J.  Am. Chem. Soc. 2020, 142, 2984-2994 - DOI :10.1021/jacs.9b11829
(2) Son doctorat porte sur ce qui est devenu la règle de Felkin-Anh en induction asymétrique

(3) Odile Eisenstein est aujourd’hui professeur adjointe du département de chimie de l’Université d’Oslo
(4) La dynamique moléculaire ab initio est une méthode particulière, plus précise et chère en calculs que la dynamique moléculaire.