Le mystère des pigments violets de Delaunay dévoilé
Les pigments violets à base de cobalt tant utilisés par Robert Delaunay, peintre emblématique du XXe siècle, doivent leurs couleurs uniques à des subtilités chimiques. C’est ce que révèle une étude menée par une équipe interdisciplinaire de chimistes, physiciens, conservateurs et restaurateurs. Les résultats, publiés dans JACS, permettent de mieux comprendre les recettes de fabrication et propriétés des matériaux artistiques modernes.
La révolution industrielle, et en particulier le développement de la chimie de synthèse, ont bouleversé le monde de la peinture en offrant aux artistes une palette de couleurs synthétiques sans précédent. Parmi elles, le violet est devenu emblématique des artistes modernes comme Robert Delaunay. C’est suite à la synthèse accidentelle du colorant mauvéine par le chimiste Henry Perkin en 1856 que le violet devient l'une des couleurs les plus en vogue chez les peintres. Une multitude de pigments violets voit alors le jour, démultipliant soudainement la variété de nuances colorées disponibles chez les marchands de couleur du début du XXème siècle. Mais qu’est-ce qui donne à ces pigments violets leur éclat si particulier ? Une équipe interdisciplinaire de scientifiques a mené l’enquête en combinant chimie, physique et histoire de l’art.
Afin de mieux comprendre les matériaux composant la palette de Delaunay, une collaboration internationale coordonnée par le laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (CNRS/ENS Paris-Saclay/Université Paris-Saclay) a été initiée. Les scientifiques de plusieurs instituts européens de Belgique, d’Italie, des Pays-Bas et de France (Université d’Anvers, CNR-SCITEC Université de Pérouse, Rijksmuseum, IPANEMA) ont ainsi mené une campagne in situ d’analyse chimique des chefs d’œuvre de Delaunay conservés au Centre Pompidou à Paris. En combinant notamment l’imagerie structurale à l’échelle macroscopique avec l’analyse au synchrotron ESRF de microéchantillons prélevés sur les peintures, ils ont pu mettre en lumière l’utilisation par Delaunay de différents pigments inorganiques violets à base de cobalt, conduisant aux multiples teintes de mauves employées dans sa quête de l’« harmonie picturale ».
Les scientifiques se sont concentrés sur deux familles principales de pigments: les phosphates et les arséniates de cobalt. Ces pigments inorganiques présentent des couleurs différentes dues à leur structure cristalline. Au l’Institut de recherche de chimie de Paris (CNRS/Chimie ParisTech/PSL), les chimistes ont synthétisé ces composés et étudié leurs propriétés optiques par spectroscopie. Les résultats montrent que l’environnement des atomes de cobalt de ces pigments influe directement sur leur couleur, allant du rose au violet profond en passant par le bleu.
Ces analyses ont été complétées par l’étude de deux œuvres de Delaunay, L’Autoportrait (1906) et le Paysage au disque (1906), conservées au Centre Pompidou. Les fragments prélevés ont révélé une utilisation précise et ingénieuse des pigments : Delaunay utilisait une gamme étendue de composés, comme un arséniate de cobalt contenant du magnésium, appelé « violet Roberson », ou encore des formes hydratées de phosphates de cobalt, pour obtenir des nuances de violet très variées.
Au-delà d’un nouvel éclairage sur l’œuvre de Delaunay, cette étude pose des questions fascinantes sur les procédés de fabrication historique des pigments et sur leur conservation à long terme. Les résultats, publiés dans JACS et obtenus dans le cadre de la nouvelle fédération « Sciences analytiques pour le patrimoine » créée par le CNRS, pourraient d’ailleurs aider les restaurateurs à préserver la richesse des palettes des maîtres modernistes et à élargir notre compréhension de leur art.
Rédacteur : AVR
Référence
Structure−Optical Properties Relationships in Cobalt-Based Purple Pigments Used by Robert Delaunay
Victor Gonzalez, Gilles Wallez, Didier Gourier, Camille De Caro, Steven De Meyer, Iryn Bijker, Koen Janssens, Mathieu Thoury, Francesca Gabrieli, Letizia Monico, Sara Carboni Marri, Catherine Dejoie, Véronique Sorano-Stedman, Stéphanie Elarbi & Loïc Bertrand
JACS 2025
https://doi.org/10.1021/jacs.4c14523
Voir aussi
Deux reportages photos autour du thème "La matière picturale dans l'œuvre de Robert Delaunay" sont disponibles sur CNRS Images.
- Première partie : Au Centre Georges Pompidou, des scientifiques analysent trois œuvres de Robert Delaunay grâce à l'imagerie multispectrale de photoluminescence, une technique d’analyse chimique non invasive qui permet de mieux comprendre la palette de ce peintre majeur du XXe siècle.
- Deuxième partie : Au Synchrotron européen (ESRF), les méthodes d’analyse sur synchrotron permettent de sonder la structure chimique des pigments utilisés par Robert Delaunay, pour mieux comprendre la palette de ce peintre majeur du XXe siècle.